Auteur :
Paul Wiener
La constitution de la personnalité professionnelle en médecine 1/2
L’identification au malade et au médecin
L’évolution de l’enseignement médical nous a conduit autrefois à rechercher la genèse de la personnalité professionnelle de l’étudiant en médecine et à réfléchir sur sa dynamique psychologique [1]. Des conclusions tirées de ce travail gardent leurs actualités. Ici sont repris quelques uns des problèmes abordés.
L’insuffisance des moyens, la complexité d’une situation soumise aux exigences contradictoires de la formation et de la sélection, des difficultés d’organisation sont quelques aspects de la réalité pratique. La réalité affective est plus difficile à saisir. Après avoir rappelé les grandes étapes de la formation de la personnalité du point de vue de l’identification et parlé de la personnalité professionnelle nous allons tenter dans ce texte de décrire l’évolution psychologique de certains étudiants en médecine au cours de leurs études ; ceci pour contribuer à la compréhension psychologique des problèmes posés par la formation médicale.
Sommaire
- L’IDENTIFICATION DANS LA CONSTITUTION DE LA PERSONNALITE
- LA PERSONNALITE PROFESSIONNELLE
- L’IDENTIFICATION AU MALADE ET AU MEDECIN
- L’IDENTIFICATION AU MALADE ET LA NOSOPHOBIE DE L’ETUDIANT
L’IDENTIFICATION DANS LA CONSTITUTION DE LA PERSONNALITELa personnalité se différencie et se constitue par une série d’identifications. On distingue les identifications précoces ou primaires des identifications tardives ou secondaires [2]. Les identifications précoces régissent le développement psychique du nourrisson, au cours de la première année. Elles sont connues grâce surtout aux travaux de Mélanie Klein, de R. A. Spitz, de A. et M. Balint, de Fenichel , de Glover E. et bien d’autres études plus récentes.
Il s’agit de processus malgré tout assez peu explorés et difficilement observables. Ils seraient la forme la plus originaire du lien affectif à un objet et concernent la personnalité totale. Leurs perturbations entraînent des conséquences psychologiques et somatiques particulièrement graves : schéma corporel, développement psycho - moteur, fonctionnement mental seront facilement défectueux d’où certaines désorganisations psychosomatiques et mentales à la moindre occasion [3].
Les identifications tardives ou secondaires succèdent aux investissements libidinaux des parents, au cours de la résolution de ce que les psychanalystes appellent depuis S. Freud le complexe d’Oedipe. Ce dernier est défini par Laplanche et Pontalis comme l’ensemble organisé de désirs amoureux et hostiles que l’enfant éprouve à l’égard de ses parents : désir de la mort de ce rival qu’est le personnage du même sexe et désir sexuel pour le personnage de sexe opposé. Il est vécu selon Freud à sa période d’acmé entre trois et cinq ans.
Le déclin du complexe d’Oedipe est inévitable. Il se dissout en raison de l’impossibilité même de son projet. Le garçon’adopte son père comme son idéal, désire lui ressembler, s’identifie à lui. L’autorité du père est introjectée [4], intériorisée et agira désormais comme une partie de la personnalité du garçon. On conçoit quels troubles du développement peuvent entraîner l’absence d’idéalisation du père ou d’un substitut convenable. Si tout se passe bien, le complexe d’Oedipe se résout. Freud précise qu’il ne s’agit pas alors d’un refoulement : le complexe dissout ne réapparaîtrait jamais plus. Pourtant on a l’impression d’assister à des développements oedipiens entre personnes qui n’ont plus l’âge requis. Ainsi, parfois, entre étudiants et professeurs. D’après ce qui procède, toute manifestation oedipienne intempestive de la part des adultes peut-être de bon droit considérée comme pathologique. Nous pouvons ajouter qu’il s’agit d’une pathologie fréquente et banale.
Les mauvais rapports et l’hostilité constatés entre père et fils ou entre professeurs et étudiants correspondent souvent à ce qu’on appelle une identification négative. L’identification positive décrite plus haut appelle l’enfant à « devenir comme » le père. L’identification négative le pousse à vouloir prendre immédiatement la place de ce dernier. Selon la thèse de André Stéphane, le conflit entre étudiants et professeurs sous sa forme devenue banale depuis 1968 serait non pas la manifestation de la lutte oedipienne mais la conséquence d’une conduite de l’évitement de l’Œdipe [5]. L’étudiant contestataire nie selon l’auteur, l’existence du conflit oedipien. Il s’agit d’une attitude d’avant-garde qui indique la direction de l’actuelle évolution culturelle. Cette attitude est dérivée de la position plus ancienne adoptée à l’égard de la castration par le petit garçon, décrite dans « L’homme aux loups » de S. Freud. Selon sa description, il existe à côté des deux attitudes courantes, le refus ou l’acceptation de la castration, un rejet pur et simple qui les précède et qui permet de ne pas se prononcer sur l’existence réelle de la castration Les identifications tardives ne modifient pas toute la personnalité mais seulement des parties de celle-ci. Selon Maurice Bouvet, l’aboutissement de l’évolution normale est le Moi adulte qui n’ai plus besoin de s’identifier. Cette vérité théorique reste plus un idéal à atteindre qu’un but réalisable.
A côté des identifications tardives proprement dites entre enfants et parents ou substituts s’organise toute une série d’identifications partielles socialement induites et dérivées des précédentes qui sont à la base des apprentissages. (Investissement par libido plus ou moins sublimée). La formation de la personnalité professionnelle que nous étudions dans ce travail est un processus tertiaire qui se greffe sur les identifications tardives. Missenard individualise une identification tertiaire [6]. L’ensemble des identifications auxquelles donne lieu l’acquisition du métier définissent une personnalité professionnelle.
LA PERSONNALITE PROFESSIONNELLEA l’image de la personnalité tout court il s’agit d’une formation psychique (au sens le plus large du terme impliquant les notions de schéma corporel, de motricité relationnelle et instrumentale, etc.), organisée autour d’une instance de coordination, une sorte de Moi professionnel. Ce dernier serait chargé d’assurer à l’individu la plus grande satisfaction personnelle compatible avec les exigences réelles du travail. Il subirait d’une part l’influence d’une conscience professionnelle d’origine surmoïque dont on connaît l’importance en médecine, il tâcherait d’autre part de se réaliser conformément aux aspirations de l’idéal professionnel. Chaque médecin, digne de ce nom, porte en soi deux instances de ce genre. On reconnaît dans cette description une application de la seconde topique de Freud. En particulier, à côté de l’enseignement du savoir-faire indispensable, la formation médicale a pour but, l’organisation d’une telle personnalité professionnelle. Cette seconde tâche semble être, et de loin, la plus difficile et justifie peut-être la longueur des études médicales. Une école américaine a bien étudié la question de ce qu’ils ont appelé les groupes de spécialité [7].
Les résistances du médecin, activées dans la relation thérapeutique pour protéger celle-ci, contribuent puissamment à façonner la personnalité professionnelle. On accorde sa confiance au médecin à condition qu’il ne comprenne pas trop [8], c’est-à-dire qu’il respecte les défenses du malade à sa façon, en ignorant ce qu’elles couvrent. Les défenses professionnelles psychologiques institutionnalisées par les médecins peuvent hypothéquer la fonction thérapeutique. Elles peuvent prendre et assumer le rôle économique d’une véritable névrose du caractère du médecin. Dans ce cas, les aspects professionnels de la personnalité, la personnalité professionnelle, tend à se confondre avec la personnalité tout court. Nous reviendrons plus loin sur les mécanismes de défenses employés. Nous verrons que la personnalité professionnelle d’un généraliste est différente de celle d’un médecin hospitalier ou d’un spécialiste en raison de leurs défenses dissemblables.
L’IDENTIFICATION AU MALADE ET AU MEDECINL’enfant s’identifie généralement aux membres malades de sa famille ou de son entourage. Ces identifications commencent avant la période de latence, en rapport sans doute avec l’agressivité et le sadisme propre à cet âge. L’impossibilité d’intégrer l’expérience douloureuse d’une maladie de l’enfant peut jouer. Lui-même est alors examiné et cette expérience le marque incontestablement L’attitude de l’enfant à l’égard de la maladie et du médecin constitue une des sources de la motivation aux études médicales. L’impulsion à consacrer une parcelle de la vie fantasmatique à la médecine peut être trouvée à l’occasion de la maladie d’un personnage significatif pour l’enfant. En effet, l’ambivalence inhérente à cette situation entretient, en même temps que l’identification au malade, le désir d’identification au personnage puissant du médecin qui, à la faveur de circonstances propices, peut motiver le choix ultérieur de la profession médicale. Les fantasmes des parents, surtout ceux de la mère idéalisant éventuellement la figure du médecin constituent un entraînement puissant.
"La malade", tableau peint par le jeune Pablo âgé de 13 ans
Identification au malade et vocation médicale sont bien sûr des phénomènes distincts. Israël estime que la première vocation du petit enfant est rarement médicale. Le garçon se voit, comme le savent tous ceux qui s’occupent de jeunes enfants, à cette époque antérieure à la latence, devenir policier, pompier, cosmonaute, c’est-à-dire à exercer des métiers où les motivations inconscientes trouvent une expression symbolique facile.
Un second choix, une seconde période de réveil de la vocation s’observe à la période prépubertaire. La relation entre poussée pulsionnelle et vocation se confirme ainsi. Le choix du jeune adolescent peut être définitif. En règle générale, cependant, le futur médecin ne forme son projet professionnel que beaucoup plus tard, sous la pression des nécessités de l’orientation. L’évolution des identifications médicales pourrait être légèrement différente chez les filles. Le choix de la profession médicale s’effectue donc en trois étapes. L’identification au malade existe à chaque phase. Plus tard, chez l’étudiant, nous retrouvons les traces de cette identification. Elle se manifeste dans le discours de certains et s’exprime par le désir d’être proche du malade.
C’est ainsi qu’un étudiant a pu exprimer autrefois devant nous à l’hôpital un fantasme révélant son envie d’être malade, de recevoir les mêmes soins affectueux dont les patients étaient l’objet. Le contexte a permis de rattacher ce désir de régression, au-delà de la signification individuelle contingente au processus de l’apprentissage dans lequel était engagé l’étudiant. Un autre exemple, pathologique celui-ci, comprend un passage à l’acte : un élève infirmier a pris l’habitude curieuse de se coucher dans un lit d’hôpital vide dès qu’il restait sans surveillance. La réduction régressive de la distance d’avec le malade, fantasmatique chez le stagiaire, quasi psychotique chez le jeune infirmier, est remplacée chez la majorité des étudiants par l’aspiration à une relation thérapeutique authentique. Si cette aspiration n’est pas satisfaite les conduites régressives peuvent réapparaître de nouveau.
Quelle est la signification profonde, inconsciente de cette identification ? son caractère passif, l’importance de l’angoisse chez les étudiants en médecine ainsi que les fantasmes plus ou moins conscients qui y sont associés [9] permettent d’évoquer le fantasme de la participation passive à la scène originaire ou scène primitive.
Celle-ci est décrite dans ces termes par Laplanche et Pontalis : « Scène de rapport sexuel entre les parents observée ou supposée d’après certains indices et fantasmée par l’enfant ». Elle est généralement interprétée par celui-ci comme un acte de violence de la part du père. L’étudiant au début de ses études s’identifie inconsciemment, à l’instar du petit enfant qu’il fut, au rôle passif tenu par la mère. Autrement dit, quand il était petit sa relation avec le médecin pouvait être assimilée aux rapports sexuels fantasmés de ses parents. Au médecin était attribué le rôle actif. On peut dire que choisir une activité professionnelle c’est choisir la forme de participation à la scène primitive : (participation active, passive, évitement, inspection, mise en scène, opposition et répression). La position passive doit être abandonnée pour exercer la médecine.
Le passage de la passivité à l’activité a été étudié par Sigmund et Anna Freud sur l’exemple du « Jeu du Docteur » [10]. Ce jeu consiste à imiter les gestes du médecin examinant et traitant son malade. Cette méthode est appliquée par l’enfant pour maîtriser une expérience pénible par identification à l’agresseur L’observation suivante montre l’impulsion fantasmatique des malades à passer de la passivité à l’activité : Dans une salle commune de l’hôpital, un jeune malade quitte son lit et se met à examiner un malade âgé en imitant les gestes du médecin. Il le percute et l’ausculte encouragé en cela par les autres malades. C’est une variété du jeu du docteur, mais joué entre malades adultes.